L’écologie d’union : une prolongation de l’écologie intégrale – Bruno Dufay

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Après avoir rappelé les contours de l’écologie d’union [1], cet article a pour objectif de la positionner face aux technosciences et à la pensée sociale de l’Église. L’écologie d’union prolonge l’écologie intégrale en apportant trois dimensions : une aide à l’action concrète et justifiable, des éléments pour une communication respectueuse et constructive, la conscience que rapports à la nature, au prochain, aux technosciences et au divin progressent ensemble et préparent la noosphère en convergeant.

Renouveler le débat en écologie

Un constat s’impose : les réactions face à l’urgence écologique sont très variables selon les populations. Les études montrent un large éventail allant des radicaux de la cause écologique qui recourent parfois à la violence ou militent pour une dictature verte, aux indifférents qui ne semblent pas avoir été touchés par la communication sur le sujet. Les positions radicales engendrent des contre-réactions : des personnes se braquent et refusent que leurs libertés individuelles soient écornées. Il semblerait que plus les uns sont prosélytes, plus les autres se rapprochent du climato-scepticisme. Ce qui explique que ce dernier courant ne diminue pas au fil du temps !

Un deuxième constat est intéressant : c’est la multiplication de l’emploi du mot écosystème. Il est sorti de son cadre scientifique et est utilisé à propos des entreprises, de la culture, du social ou des relations humaines. Chaque fois que des éléments interagissent entre eux et avec leur environnement au sens large du terme, on parle d’écosystème. On peut voir dans cette extension d’usage une bonne nouvelle :  on comprend plus et mieux que les relations sont aussi importantes à analyser que les éléments reliés.

Pour progresser sur les sujets écologiques et accélérer la transition, il est indispensable de garder ces deux constats en tête pour avancer avec tout le monde et pour tout le monde. Le mot « monde » est évidemment à prendre dans ces deux sens : toutes les populations et toute la planète. C’est la raison pour laquelle nous proposons la terminologie d’écologie d’union.

Expliquer sans arrogance

En travaillant sur le premier constat (les réactions face à l’urgence), on se rend compte que la seule communication de données scientifiques ne suffit pas : bien des gens ne la comprennent pas ou ne l’entendent pas. Il est bien normal que les personnes en grande difficulté mettent la priorité sur leurs besoins primaires. Mais beaucoup d’autres remettent en question ces données, car la culture et la démarche scientifiques sont de plus en plus faibles. Dans l’abondance d’informations contradictoires qui nous parviennent, il devient difficile de faire le tri entre ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. Expliquer en tenant à distance les convictions personnelles et les idéologies est la première piste que nous proposons. Elle nécessite d’écouter son interlocuteur, de le considérer comme un frère, avec qui on dialogue dans la bienveillance et le respect, en s’empêchant toute posture arrogante ou de domination. Il faut montrer les causes et les conséquences des phénomènes, avec rigueur, sans les exagérer, ni trop jouer sur les émotions et les peurs.

Prendre en compte la complexité

La deuxième piste est de faire comprendre que l’écologie est une science complexe. D’abord c’est une science, elle avance pas à pas, jamais en énonçant de grandes vérités définitives. La complexité de l’écologie tient au fait qu’il est difficile de faire des expériences d’écologie en laboratoires et qu’elle doit tenir compte d’un nombre de facteurs énorme, relevant de domaines différents. Les solutions en écologie ne sont pas les solutions à une équation qu’il suffirait de poser, tant il est difficile d’identifier tous les facteurs en jeu et surtout de mesurer les interactions entre eux [2]. La prudence et l’humilité s’imposent.

Il faut donc inviter à « penser complexe [3] » : adopter une vision large, observer de plus haut, sans réductionnisme et progresser pas à pas. Le numérique donne une illustration évidente. Il a fallu quelque temps pour comprendre qu’il est énergivore et consomme des métaux rares (niveau 1 : impact sur la biosphère). Très rapides ont été les gains en performances, les économies et les services supplémentaires qu’il procure (niveau 2 : impact sur la technosphère/infosphère). Enfin son impact sur les liens sociaux, sur notre rapport à la connaissance et sur notre spiritualité ne sont toujours pas clairement compris (niveau 3 : impact sur la noosphère). On retrouve ici les trois niveaux que nous avons introduits dans le livre Vivre en écosystème étendu (voir la note 1). C’est l’esquisse d’une méthodologie qui structure en trois niveaux l’analyse d’un problème écologique pour mieux identifier les facteurs impliqués et les relations entre eux.

Protéger l’écosystème humain

Ces analyses nous conduisent à la troisième piste. Les êtres humains forment un écosystème à protéger autant que la biosphère. Les fakes news et désinformations, les injures, invectives et violences verbales sur les réseaux sont une forme de pollution à combattre qui nous infecte au quotidien. Beaucoup de personnes se méfient de tout et de tout le monde ; elles pensent que la vérité n’existe plus, car tout n’est qu’opinion. Ceci nous ramène à cette défiance que certains ont vis-à-vis des données scientifiques et cette non-confiance en les autorités qui les diffusent. Il est urgent de mettre en place des règles de type « pollueur – payeur » pour l’écosystème humain. Clivages, divisions et agressions se développent sur ce terreau et empêchent la noosphère de se constituer.

Valoriser l’union

Notre quatrième piste est de valoriser ce qui unit. On ne force pas à la solidarité, on ne décrète pas la fraternité, on ne légifère pas sur l’union. Comment toucher la conscience de tout un chacun en préservant sa liberté ? Cela passe par une dose de sentiment, de partage de valeurs et de finalités, qu’il faut s’efforcer d’associer aux communications scientifiques. Il faut donner les raisons de fournir des efforts individuels et celles qui justifient les décisions politiques ou internationales. Il s’agit de clarifier le sens des actions. « Pour quoi faire ceci ou cela ? » n’est pas seulement du registre de l’explication rationnelle (sinon il aurait fallu écrire « pourquoi »), mais relève de l’éthique et de la spiritualité. Nous sommes chacun sensibles à des éléments de fond comme la vie des générations futures, l’élan vital, la place de l’Homme dans la nature, la nature vue comme Création, sa beauté qui se laisse contempler, la puissance de l’esprit, la relation au Créateur… Il conviendrait de les mettre en balance avec les contraintes individuelles, les efforts de solidarité, les contributions financières…, que la transition écologique nécessite. Il faut sortir des discours accusateurs ou moralisateurs pour faire bouger les consciences et faciliter les discernements aux plans individuel et collectif.

Encourager les spiritualités

Nous arrivons à la cinquième et dernière piste : encourager toutes les spiritualités et comprendre les liens qui peuvent les rapprocher. On rencontre beaucoup d’écologistes ayant développé une spiritualité qui découle de l’observation de la nature. Cette contemplation est une appréciation de sa beauté, de sa complexité et des liens qui les unissent à elle. Ce type de spiritualité peut étonner les croyants car elle n’inclut pas Dieu. La nature est vénérée en elle-même, sans la considérer comme le reflet de son Créateur. On peut dire de cette spiritualité qu’elle est ascendante et la considérer comme une étape dans le cheminement vers Dieu. Puisqu’Il est présent en chacun de nous, la démarche ascendante va nécessairement aboutir à Le rencontrer, à condition que la personne sur ce chemin ne soit pas rejetée par ceux qui sont à un stade spirituel différent.

Chez les croyants, la spiritualité ascendante se combine à une autre voie, descendante venant de Dieu. Cette combinaison donne un sens nouveau aux relations avec les créatures ; elles deviennent des médiatrices vers Dieu. Le croyant doit donc redoubler d’attention pour la Création : admirer et aimer la nature, voir Dieu en chaque créature, entrer en relation avec elles dans l’espoir d’y rencontrer Dieu, les aider à s’unir à Dieu. Si l’Homme est doté de capacités intellectuelles et spirituelles si particulières, c’est parce qu’il a une double responsabilité vis-à-vis de la Création : en prendre soin et lui donner sens pour son union en Dieu.

Cette démarche descendante donne au croyant des réponses à ses questions de finalités, des parades face à l’anxiété et à la désespérance. Elle donne à l’expression « tout est lié » un sens nouveau. En plus de la vue systémique de premier niveau (biosphère), elle dit que les hommes sont liés économiquement, socialement et culturellement. A ce deuxième niveau (technosphère/infosphère), le réseau de communications planétaire amplifie les interactions et les coopérations. Enfin au troisième niveau (noosphère), les consciences convergent et se relient. Ce lien mystérieux unit l’humanité par-delà les frontières physiques, politiques et culturelles ; il amplifie les sentiments d’appartenance à la famille humaine ; il déclenche l’amitié et l’amour qui se développe par capillarité au sein de ce réseau. Pour les chrétiens, c’est à Jésus Christ que la noosphère conduit, c’est en Jésus Christ que tout est lié, c’est en Dieu que tout se récapitule. L’écologie sans eschatologie a du mal à ne pas désespérer.

Relations technosciences – écologie d’union

Les technosciences ont pris une place énorme dans nos vies. On pense en priorité au numérique et à l’intelligence artificielle qui se sont déployés dans tous les pays du monde à une vitesse inédite. La puissance et l’attrait des technologies peuvent asservir les personnes en installant dans les esprits un monde horizontalisé, empli d’émotions. Le libre arbitre est en baisse. Le divertissement et le plaisir instantané prennent un espace qui était auparavant consacré à la mémorisation, à l’effort intellectuel et à l’intériorité. Ceci entraîne des comportements nouveaux, mal compris aujourd’hui, dont on ne sait pas s’ils seront le fait d’une ou deux générations ou s’ils s’installeront durablement dans les cerveaux. En attendant de pouvoir trancher la question, on observe une montée de l’impulsivité, des difficultés relationnelles, de la polarisation des positions, de certaines violences et une baisse du sentiment religieux. La ligne de démarcation entre l’être humain et la machine est mise en question ; le rapport à la nature et au prochain devient « abstrait » ; la croyance en la possibilité de connaître le monde à travers sa numérisation se répand. Ceci entraîne des troubles et des questionnements nouveaux [4].

Dans ce contexte technoscientifique, l’écologie d’union qui repose sur la spiritualité et la prise de recul a peu de chance de se développer. La tentation est de se tourner vers le solutionnisme, refuge qui incite à penser que les sciences et les techniques apporteront des solutions aux problèmes écologiques et que nous pouvons nous défausser de nos responsabilités personnelles tout en assouvissant notre désir de puissance.

Nul ne songe à rejeter les technologies, mais c’est d’un rapport renouvelé à la Création dont nous avons besoin, un rapport fait de respect et de sobriété, d’amour et de responsabilité, de compréhension et d’agir raisonnable. Sans surprise on se rend compte ici que mieux vivre dans le contexte technoscientifique et trouver les comportements et postures durables progressent de concert. Une avancée vers l’écologie d’union entraînera un usage raisonné des technosciences à titre individuel et collectif, condition préalable à l’apparition de la noosphère.

Relations pensée sociale de l’Église – écologie d’union

La pensée sociale de l’Église, l’écologie intégrale et l’écologie d’union sont apparues successivement dans le temps : fin 19ème siècle (Rerum novarum), 2015 (Laudato si’) et 2020 (Fratelli tutti), 2023 (Vivre en écosystème étendu). Sur le plan des idées, cette filiation repose sur des thèmes repris de l’un à l’autre. La dignité des personnes, le respect de la vie humaine et la préférence pour les pauvres sont les trois points communs qui sautent aux yeux. La subsidiarité, la recherche de justice et du bien commun sont également des fils conducteurs entre ces trois cadres. Les notions qui paraissent plus difficiles à repérer dans l’écologie intégrale sont celles de participation et de gérance, alors qu’elles sont nettes dans la pensée sociale.

Chacun est appelé à participer à la Création (notion de cocréateur) par une conversion individuelle (écologique et spirituelle). Mais force est de constater que l’écologie intégrale ne fournit pas un cadre concret pour répondre à des interrogations du type : faut-il travailler pour telle entreprise, même si elle n’est pas parfaite sur le plan écologique ? Faut-il s’impliquer dans telle association qui milite pour empêcher certains projets d’infrastructure ? Comment concilier les contraintes de la vie quotidienne avec celles de l’écologie ? Quelle décision une collectivité peut-elle prendre lorsque la dimension sociale est si prégnante face aux enjeux écologiques ? A quel rythme faut-il réaliser la transition écologique d’un secteur économique au prix de quelle « casse sociale » ? L’écologie intégrale donne un cadre de réflexion mais peu d’indications pour poser les critères entrant dans de telles décisions, peu d’aide pour articuler un raisonnement, choisir une option et l’expliquer ensuite aux parties prenantes et aux observateurs.

C’est face à de telles questions que l’écologie d’union apporte une contribution. Elle prolonge l’écologie intégrale en procurant une aide à la décision argumentée. Chacun peut se saisir de la méthodologie à trois niveaux pour ses décisions individuelles, comme pour analyser un problème collectif. Dans le cas d’une collectivité, le gérant du processus, décisionnaire final, pourra structurer les débats autour des trois niveaux, et à la fin, expliquer quels facteurs il privilégie pour justifier sa décision.

Conclusion

Le point focal de l’écologie intégrale était de réintégrer l’humain dans la réflexion écologique ; l’écologie d’union ajoute trois dimensions : une aide à l’action pour les personnes et les collectivités, tenant les technosciences et les convictions à leur juste place, des éléments pour une communication établissant une relation respectueuse avec le prochain, enfin la conscience que rapports à la nature, au prochain, aux technosciences et au divin progressent de concert.

Pour accélérer la transition écologique, il faut adopter un discours d’union qui ne laisse personne sur le bord du chemin. Dans le cas contraire, les clivages et les incompréhensions ne peuvent que grandir. Et surtout, une belle opportunité serait manquée : celle de faire émerger un horizon commun et une conscience collective planétaire, celle de mettre en place une vraie union du monde entier face au danger, celle de construire la noosphère. Cette construction est source d’espérance, elle aide autant les éco-anxieux que les fatalistes en leur fournissant un objectif commun et en réconciliant croyants et non-croyants. Sans l’écologie d’union, la noosphère ne pourra se construire. Sans la perspective noosphérique, la transition écologique ne progressera pas.

 

[1]. Cet article est inspiré du livre collectif Vivre en écosystème étendu (éditions Médiaspaul, [2022]) que l’auteur a coordonné et partiellement rédigé. Il découle d’un travail réalisé dans le cadre du Centre Teilhard de Chardin, sur le plateau de Saclay : www.ctdc.acck2.fr.

[2]. La systémique (ou théorie de la complexité) regagne de l’intérêt à travers l’écologie. On peut considérer que Teilhard de Chardin (1881 – 1955) a été un précurseur de cette pensée.

[3]. La théorie de la complexité a été formalisée et généralisée en tant que méthode intellectuelle par Edgar Morin dans la deuxième moitié du 20ème siècle.

[4]. GIORGINI (Pierre), MAGNIN (Thierry), Vers une civilisation de l’algorithme ? Paris, Bayard, [2021].